La guerre au Soudan a plongé l’est du Tchad dans une grave crise humanitaire et provoqué des tensions au sein du pouvoir à N’Djamena. Pour préserver la stabilité du pays, le gouvernement tchadien devrait accorder la priorité à l’aide d’urgence et retrouver une neutralité dans sa politique soudanaise.
Le conflit qui ravage le Soudan depuis plus de deux ans fait peser une menace croissante sur la stabilité de son voisin, le Tchad. Les provinces de l’est du pays, frontalières du Darfour, ont accueilli depuis le début de la guerre plus d’un million de personnes fuyant les violences – un chiffre qui ne cesse de croître. Faute de financement suffisant, les capacités humanitaires du Tchad sont aujourd’hui saturées et pourraient le devenir plus encore avec l’arrêt de l’aide américaine, tandis que la dégradation des conditions de vie causée par cet afflux de population alimente la criminalité et les crispations identitaires. Dans le même temps, à N’Djamena, la capitale tchadienne, les tensions montent autour du président Mahamat Déby Itno. Ce dernier est accusé par son clan de laisser les Emirats arabes unis (EAU) utiliser le territoire tchadien pour livrer des armes aux paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), l’une des deux parties au conflit soudanais. Ce soutien aux FSR, largement documenté mais démenti par Abou Dhabi et N’Djamena, a aussi conduit l’armée soudanaise, qui combat les FSR sur le terrain et revendique l’autorité légitime du pays, à menacer les autorités tchadiennes de représailles.
Afin d’éviter l’enlisement du Tchad dans la crise soudanaise, N’Djamena devrait donner la priorité à l’aide d’urgence et au développement économique dans l’est du pays, y compris en sollicitant l’appui financier des EAU, et explorer des alternatives crédibles pour retrouver la neutralité que le pouvoir tchadien avait proclamée au début de la guerre.
Une réponse humanitaire saturée à l’est du Tchad
En avril 2023, un différend entre l’armée soudanaise, dirigée par le général Abdel Fattah al-Bourhane, et les FSR, commandées par son ancien adjoint, Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », au sujet de l’intégration de ces dernières dans l’armée du pays, a dégénéré en une guerre ouverte. Partis de la capitale, Khartoum, les combats se sont rapidement propagés dans la majeure partie du pays, poussant plus de treize millions de personnes à l’exode, dont quatre millions dans les pays voisins. Près de 1,2 million d’entre elles (environ 875 000 réfugiés soudanais et 300 000 rapatriés tchadiens) ont rejoint l’est du Tchad, qui partage plus de 1 400 kilomètres de frontière avec le Soudan. La majorité de ces réfugiés sont originaires des Etats soudanais du Darfour occidental et du Darfour septentrional et appartiennent à des communautés non arabes présentes de part et d’autre de la frontière. Ils se sont principalement installés dans les provinces tchadiennes du Ouaddaï, du Sila, du Wadi Fira et de l’Ennedi Est.
Cet afflux massif de population a engendré une crise humanitaire sans précédent dans des régions déjà confrontées à de nombreuses difficultés économiques et sociales, notamment un taux de pauvreté élevé et un manque de services de base. Les disputes entre les nouveaux arrivants, bénéficiaires d’une aide humanitaire insuffisante, ainsi qu’entre réfugiés et populations hôtes, prennent des proportions inquiétantes à mesure que la crise se prolonge. La dégradation des conditions de vie nourrit des sentiments xénophobes parmi la population locale, notamment dans les villes, où certains Tchadiens accusent les Soudanais de faire monter les prix et la criminalité. Des cas d’agressions de réfugiés, en particulier de femmes, sont aussi régulièrement constatés par les humanitaires aux abords des camps, où les violences liées au genre sont très nombreuses. En juin, le Bureau de la coordination humanitaire de l’ONU (OCHA) a reconnu que la crise avait atteint « un point de rupture catastrophique ». Faute de moyens financiers et par manque de personnel, les humanitaires reconnaissent n’avoir qu’une visibilité partielle sur la situation et peinent à quantifier l’ampleur de la crise, qui risque d’aggraver la mortalité dans la région en raison de la malnutrition, des épidémies et des violences.
Le gel de l’aide américaine, annoncé en janvier par le président Donald Trump, risque d’aggraver la situation. En 2025, les Etats-Unis ont financé le plan de réponse humanitaire du Tchad, qui cible les réfugiés ainsi que les ménages tchadiens les plus vulnérables, à hauteur d’environ 260 millions de dollars, soit un tiers du budget total et trois fois plus que le montant apporté par l’Union européenne (UE), le deuxième plus important contributeur. Une grande partie de cette aide avait déjà été décaissée lors de l’annonce du gel en janvier. Le personnel humanitaire sur place prévoit que les effets de la suspension des financements commenceront à être visibles à partir du mois d’août, et a fortiori en 2026, lorsque les programmes expireront et ne seront pas renouvelés. « Après le mois d’août, c’est le flou total », déplore un responsable d’un bailleur de fonds occidental, alors qu’aucun des partenaires traditionnels du Tchad, notamment l’UE, n’a les capacités financières pour prendre le relais des Etats-Unis. Les négociations entre bailleurs de fonds pour financer le nouveau plan de réponse humanitaire de l’ONU, dont les besoins pour 2026 sont estimés à 1,4 milliard de dollars, devraient déjà avoir eu lieu mais sont actuellement au point mort. En juin, ce plan n’était financé qu’à hauteur de 9 pour cent.
Criminalité et tensions communautaires dans le Ouaddaï
Epicentre de la crise, la province du Ouaddaï – qui a accueilli environ la moitié des personnes arrivées dans le pays depuis le début du conflit soudanais – illustre les défis auxquels l’est du Tchad est actuellement confronté. C’est le cas en particulier de la ville d’Adré, la principale porte d’entrée des réfugiés soudanais vers le Tchad. Les humanitaires voulaient faire de cette localité frontalière un centre de transit, et relocaliser les nouveaux venus vers des camps équipés et éloignés de la frontière, mais leurs capacités ont été rapidement saturées. Ainsi, la population d’Adré est passée d’environ 20 000 habitants avant-guerre à plus de 250 000 aujourd’hui, entrainant une hausse des prix et du chômage et favorisant la propagation de maladies liées à l’accès à l’eau potable. Les humanitaires redoutent aujourd’hui une épidémie de choléra dans la ville, alors que plus de 260 cas, qui ont déjà fait douze morts, ont été détectés dans la province depuis le mois de juillet.
Face à ces difficultés, la solidarité dont les habitants du Ouaddaï avaient initialement fait preuve est en train de s’essouffler. Dès le début de la crise, les populations locales, qui partagent de nombreux liens communautaires avec les nouveaux venus, avaient mis à disposition des terres pour l’installation des réfugiés et s’étaient cotisées pour leur fournir nourriture et eau, le temps que les organisations humanitaires se déploient. Ces gestes d’entraide ont aujourd’hui presque disparu, et certains habitants réclament désormais aux agences humanitaires des dédommagements, voire la restitution des terres données aux réfugiés. Selon une base de données confidentielle, en juin, de jeunes hommes tchadiens ont physiquement menacé des ONG dans plusieurs villages de la province, exigeant une plus grande part de la rente humanitaire.
Les crispations entre réfugiés et communautés hôtes augmentent aussi face à la hausse de la criminalité associée aux nouveaux arrivants. Si, en 2024, il était rare d’entendre un coup de feu à Adré, désormais, chaque soir, des tirs résonnent une fois la nuit tombée. Les forces de l’ordre tchadiennes sont parfois dépassées par le niveau de violence : en mai, un voleur de téléphone a jeté une grenade sur des militaires qui le poursuivaient dans le camp d’Adré, blessant sept d’entre eux et se tuant au passage dans l’explosion de son engin. « Adré est une poudrière », déclare un responsable humanitaire qui craint des braquages sur ses employés, notamment de la part des « Colombiens », un gang dont le nom fait référence aux cartels d’Amérique du Sud. Déjà présent dans le Darfour occidental, surtout au sein du camp de déplacés d’Ardamata, ce groupe se développe de manière inquiétante à Adré et dans les camps de réfugiés environnants, comme Metche et Ourang. Constitué en majorité de mineurs non accompagnés et de jeunes hommes réfugiés soudanais issus des communautés non arabes, principalement massalit, ce gang s’adonne à des braquages au Tchad et à des trafics transfrontaliers de stupéfiants (notamment du tramadol, un puissant opioïde, et du cannabis). Il s’en prend aussi régulièrement à des passants qu’il soupçonne d’être arabes.
Les tensions communautaires, notamment (mais pas uniquement) entre populations arabes et non arabes, prennent, elles aussi, une ampleur préoccupante. Les réfugiés, en majorité des Massalit, qui ont fui les exactions des FSR, composées principalement d’Arabes, portent des désirs de vengeance envers cette communauté également présente au Tchad. Ces tensions s’ajoutent à celles préexistantes dans la région. Selon plusieurs sources, des groupes d’autodéfense locaux à caractère communautaire se sont constitués depuis mi-2023 dans de nombreux villages de l’est du Tchad, prétendant défendre leurs communautés respectives en cas de conflits, généralement liés à la raréfaction des ressources (terre et eau) ou à la criminalité. L’un de ces groupes, appelé « Défense, renseignement et appui », et composé majoritairement de Zaghawa – la minorité qui dirige le Tchad depuis les années 1990 – des provinces du Wadi Fira et du Ouaddaï, est déjà passé à l’action. En juin, certains de ses membres ont affronté des habitants d’une autre communauté à Arounga, un village du Ouaddaï, à cause d’une dispute liée à un vol de moto, entrainant la mort de dix-sept personnes.
Pressions croissantes dans le Wadi Fira et l’Ennedi Est
Alors que les FSR intensifient leurs opérations dans le Darfour après la perte de Khartoum en mars, ces problèmes risquent de conduire à de nouveaux mouvements de populations dans d’autres provinces frontalières jusqu’ici moins touchées par la crise humanitaire.
Depuis avril, les provinces du Wadi Fira et de l’Ennedi Est, au nord du Ouaddaï, ont ainsi accueilli une vague de plus de 100 000 Soudanais. Ces nouveaux réfugiés, en majorité des femmes et des enfants, font partie des 500 000 personnes qui ont fui le camp de déplacés de Zam Zam, situé à une quinzaine de kilomètres d’El-Fasher. Capitale du Darfour septentrional, cette ville est encerclée par les FSR depuis mai 2024 et défendue par l’armée soudanaise et des milices alliées. Dans le cadre d’une vaste offensive visant à prendre le contrôle de la ville, les FSR ont attaqué, pillé et incendié le camp de Zam Zam en avril, rayant pratiquement celui-ci de la carte et tuant au moins 1 500 personnes, selon un bilan provisoire. La plupart des habitants du camp sont restés au Soudan et se sont précairement installés à Tawila, une ville située à environ 200 kilomètres de la frontière tchadienne. Mais l’eau et les latrines y sont largement insuffisantes, et les distributions de nourriture du Programme alimentaire mondial vont être réduites à partir d’août, par manque de financements. Ces conditions pourraient conduire encore davantage de Soudanais à trouver refuge au Tchad, en particulier dans le Wadi Fira et l’Ennedi Est, qui offrent le chemin le plus court depuis Tawila.
Déjà, la ville frontalière de Tiné, dans le Wadi Fira, fait face à des pressions croissantes. Point de passage majeur vers le Darfour septentrional, cette localité est depuis le début de la guerre utilisée par les humanitaires comme centre de transit. Les réfugiés qui y arrivent sont habituellement relocalisés par l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans de nouvelles infrastructures d’accueil plus éloignées de la frontière, et dotées d’abris fonctionnels et d’un système de distribution alimentaire. Mais l’afflux observé depuis avril a saturé les capacités de transport du HCR. Plus de 15 000 réfugiés venus de Zam Zam résidaient encore fin août dans la périphérie de Tiné. Installés de manière précaire sur un terrain vague, ils vivaient avec une assistance humanitaire et dans des conditions d’hygiène réduites au strict minimum, dormant à même le sol et s’abritant du soleil à l’aide d’un immense patchwork de pagnes accrochés à des piquets de bois mort. Sans aide alimentaire, ces réfugiés survivent grâce à la générosité des habitants de Tiné qui leur font régulièrement des dons en nourriture et en eau. Certains habitants accueillent même des familles de réfugiés chez eux, une solidarité qui s’explique en partie par l’appartenance commune des nouveaux arrivants et de la population locale à la communauté zaghawa. Comme au Ouaddaï, cette entraide pourrait cependant s’essouffler si la situation venait à perdurer.
Face à la montée de l’insécurité et à la détérioration des conditions de vie dans l’est du pays, les autorités tchadiennes ont pris un certain nombre de mesures. Elles ont renforcé les patrouilles militaires et instauré des couvre-feux localisés, y compris à Adré. Elles ont parfois fait preuve de réactivité : après les affrontements à Arounga, cités plus haut, une équipe gouvernementale s’est rendue sur place fin juin, permettant de réconcilier les deux parties en conflit. N’Djamena a également lancé, avec la Banque mondiale, des programmes de lutte contre la vie chère dans la région, et a annoncé en juin un Plan national de développement, qui devrait inclure des investissements dans les provinces de l’est, notamment dans les infrastructures et l’agriculture. Cependant, au regard des menaces sécuritaires et des besoins humanitaires croissants, ces actions demeurent insuffisantes. Sans mesures plus ambitieuses, le risque est important de voir l’accès humanitaire se restreindre, alourdissant le coût humain de la crise. Une escalade des tensions pourrait aussi rendre la région plus difficile à gouverner et encore plus enclavée, et conduire ainsi les autorités centrales à privilégier la réponse sécuritaire au détriment des programmes de développement.
Vives tensions au sein du pouvoir à N’Djamena
Les répercussions du conflit au Soudan ne se font pas uniquement sentir dans les provinces de l’est tchadien. L’onde de choc de la guerre est perçue jusqu’à N’Djamena, où le clan au pouvoir est traversé par de fortes dissensions liées à l’implication du Tchad dans le dossier soudanais. Ces tensions pourraient avoir un effet perturbateur sur les institutions du pays, l’un des seuls Etats à maintenir une certaine stabilité dans une région troublée.
L’exécutif tchadien entretient des relations étroites avec Abou Dhabi, que plusieurs parties au conflit accusent d’être le principal parrain des FSR et de livrer des armes à ces dernières depuis le territoire tchadien. Le Tchad et les EAU ont systématiquement nié ces allégations, pourtant étayées par plusieurs rapports onusiens, des articles de presse, des photos et vidéos, des images satellites et des recherches en open source (OSINT), et considérées comme indéniables par de nombreux diplomates rencontrés par Crisis Group. Les livraisons depuis le Tchad semblent néanmoins avoir diminué depuis le développement de routes logistiques alternatives, notamment via le sud de la Libye, en 2025.
A court terme, cette collaboration avec les EAU favorise le président Mahamat Déby. Ce dernier – qui a pris le pouvoir après la mort de son père, Idriss Déby Itno, en 2021 – utilise le soutien financier émirati (qui comprend notamment deux prêts d’une valeur totale de deux milliards de dollars, signés en 2023 et 2024) pour mettre en œuvre une politique clientéliste visant à apaiser les luttes de pouvoir parmi les Zaghawa, sa communauté paternelle. Ces fonds lui ont aussi permis de s’acheter de nouvelles allégeances, en particulier dans la communauté gorane, à laquelle appartient sa mère, élargissant ainsi la base de ses soutiens et renforçant son pouvoir.
A plus long terme, ce pacte pourrait néanmoins le fragiliser. Certains segments de la communauté zaghawa au Tchad, pour qui l’appui tchado-émirati aux FSR ne fait aucun doute, nourrissent une colère de voir cette milice régulièrement cibler les communautés non arabes du Darfour, dont les Zaghawa soudanais. Des chefs traditionnels et des officiers supérieurs de l’armée tchadienne d’origine zaghawa ont émis des critiques virulentes quant à l’utilisation du territoire tchadien pour les livraisons d’armes aux FSR. Ces griefs se sont accentués après l’offensive des FSR au Darfour septentrional, notamment lors du siège d’El-Fasher – fief de la communauté zaghawa soudanaise, qui possède d’importants liens familiaux avec les Zaghawa tchadiens – et de l’attaque du camp de Zam Zam en avril dernier.
Selon des sources proches du pouvoir, ces tensions ont éveillé, dès 2023, des craintes de déstabilisation du pouvoir central et auraient motivé à plusieurs reprises des changements dans le dispositif sécuritaire autour du président et à la tête de plusieurs institutions de défense nationale, y compris l’armée et le ministère de la Sécurité publique. Des estimations larges recueillies par Crisis Group auprès de combattants au Darfour indiquent que quelques centaines de soldats de l’armée tchadienne ont aussi fait défection depuis 2023 et sont partis combattre les FSR, en rejoignant des milices zaghawa alliées à l’armée soudanaise. De petits groupes politico-militaires à majorité zaghawa opposés au président Déby ont suivi le même chemin. Parmi eux se trouve le groupe d’Ousmane Dillo, cousin du président et frère de l’opposant Yaya Dillo (tué lors d’un affrontement avec les forces de sécurité tchadiennes en février 2024, à la veille de l’élection présidentielle).
La politique des EAU au Tchad a également précipité une crise diplomatique entre le pouvoir tchadien et l’armée soudanaise, qui se présente comme la seule autorité légitime du pays. Après des expulsions mutuelles de diplomates en décembre 2023, les tensions ont culminé en mars, lorsque le chef d’état-major adjoint de l’armée soudanaise a publiquement menacé de bombarder les aéroports de N’Djamena et d’Amdjarass (la capitale de l’Ennedi Est, d’où est originaire la famille du président Déby), par lesquels transiteraient les armes émiraties. S’il est peu probable que l’armée soudanaise veuille entrer en conflit ouvert avec le Tchad, elle pourrait, dans le futur, soutenir les groupes politico-militaires tchadiens présents sur son territoire, notamment celui d’Ousmane Dillo, ainsi que des officiers tchadiens opposés au président Déby. Dans les années 2000, le Tchad et le Soudan s’étaient déjà livrés à des affrontements par procuration.
Conscient de ces risques, Mahamat Déby a pris des mesures de précaution pour les circonscrire. D’une part, il a renforcé la surveillance au sein de l’armée afin de freiner les défections de soldats, et a cherché à neutraliser les groupes politico-militaires susceptibles de menacer son pouvoir. L’armée tchadienne a ainsi procédé à des bombardements par drones d’éléments rebelles tchadiens au Darfour, tout en proposant à d’autres miliciens de réintégrer l’armée, comme ce fut le cas pour les quelques dizaines qui ont déposé les armes au poste-frontière de Bahaï, dans l’Ennedi Est, en mai.
D’autre part, le président Déby a tenté de jouer l’apaisement avec l’armée soudanaise en renouant le dialogue avec le général al-Bourhane. L’Arabie saoudite, qui a cherché (jusqu’ici sans succès) à jouer un rôle de médiateur dans la crise soudanaise, tout en apportant à l’armée son soutien politique et son aide pour la reconstruction future du pays, a facilité cette tentative de rapprochement. En mars, une délégation saoudienne s’est rendue à Amdjarass, puis a organisé une réunion entre des officiers tchadiens et soudanais à Port-Soudan, au nord du pays, où l’armée soudanaise a installé son quartier général depuis le début de la guerre. L’objectif principal de cette facilitation était de convaincre le Tchad d’adopter une position de neutralité dans le conflit en mettant un terme aux livraisons d’armes présumées depuis son territoire. Mais N’Djamena n’a donné aucun signe d’infléchissement : peu après ces réunions, le président Déby a effectué une visite à Abou Dhabi, d’où il a annoncé un renforcement du partenariat entre les deux pays.
Préserver la réponse humanitaire et revitaliser la diplomatie
Amortir les effets de la guerre au Soudan reste une priorité pour garantir la stabilité du Tchad. Comme Crisis Group le recommandait en novembre 2024, le gouvernement tchadien devrait étendre les mesures visant à atténuer la crise socioéconomique dans l’est du pays, tout en continuant à effectuer des visites officielles sur place pour renforcer les messages de cohésion sociale et réduire les tensions communautaires. Afin de prévenir l’embrigadement des jeunes hommes dans des milices ou des groupes criminels, N’Djamena devrait notamment accroitre les initiatives de lutte contre la vie chère (via des distributions d’argent liquide ou de nourriture aux foyers vulnérables) et les investissements dans la région, en particulier dans des projets économiques à forte densité de main-d’œuvre.
De plus, la stabilité du Tchad apparait désormais étroitement tributaire de l’évolution de son partenariat avec les EAU. Le soutien financier émirati apporte en effet au président Déby des capitaux et des investissements qui lui permettent d’asseoir son pouvoir, tandis qu’Abou Dhabi a fait du Tchad un allié stratégique pour ses ambitions géopolitiques et économiques croissantes en Afrique. Si les deux pays n’ont pas d’intérêt à renoncer à leur entente, ils pourraient néanmoins envisager d’ajuster certaines de leurs politiques afin d’éviter que tout ou une partie du Tchad ne bascule dans l’insécurité.
D’une part, Abou Dhabi pourrait s’impliquer dans l’aide d’urgence et le développement économique du Tchad afin d’apaiser les tensions à l’est du pays. Il pourrait notamment contribuer à pallier le manque de financement causé par le gel de l’aide américaine en soutenant la réponse humanitaire tchadienne, comme il l’a déjà fait au Soudan. Les EAU pourraient en outre accompagner financièrement la mise en œuvre du Plan national de développement afin de lutter contre le chômage et de stimuler l’économie de l’est du pays. Ce plan, déjà financé par le Fonds monétaire international à hauteur de 630 millions de dollars, sera au centre d’une conférence de bailleurs de fonds qu’Abou Dhabi s’est engagé à organiser en septembre. Les EAU ont déjà manifesté un intérêt à investir au Tchad : en mai, ils ont annoncé un financement, dont le montant n’a pas encore été dévoilé, pour la construction d’un hôpital et d’une gigantesque mosquée à N’Djamena, ainsi que d’une voie ferroviaire reliant la capitale au Cameroun.
D’autre part, Mahamat Déby devrait considérer un rééquilibrage de sa politique vis-à-vis du Soudan afin que N’Djamena retrouve sa neutralité dans le conflit qui oppose l’armée soudanaise aux FSR. Si, en effet, les EAU livrent des armes aux FSR via le territoire tchadien, comme l’indiquent les sources citées plus haut, le président Déby pourrait faire valoir l’exposition aiguë du Tchad à des représailles en provenance du Soudan pour demander aux EAU de suspendre l’approvisionnement de ce matériel létal. De son côté, Abou Dhabi pourrait vouloir considérer cette proposition pour éviter une déstabilisation ultérieure de la présidence de Mahamat Déby, du Tchad et de la région, qui ne servirait pas ses intérêts. Les autorités tchadiennes devraient également poursuivre les contacts avec les alliés de l’armée soudanaise, tels que l’Arabie saoudite et l’Egypte, afin qu’ils facilitent un dégel des relations avec le général al-Bourhane, tout en gardant à l’esprit qu’aucune normalisation diplomatique ne sera possible tant que leur territoire sera perçu par beaucoup comme étant une base logistique pour les FSR.